La marche devient subversive dès lors qu’elle permet d’échapper aux valeurs de la société néolibérale et qu’elle engage vers une libération individuelle.
Bien qu’elle soit notre mode de locomotion naturel, la marche pousse aussi bien à se dépasser physiquement qu’à entreprendre un chemin spirituel. Traversé depuis le Moyen Âge par les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, le Pays Basque est ainsi imprégné par la dimension religieuse de la marche qui permet de faire pénitence, puisque chaque pas mène vers cet autre moi purifié par le pèlerinage. Aujourd’hui, la marche peut représenter une résistance à la vitesse, au rendement, à l’efficacité et offrir une échappatoire à cette dimension de la modernité soumise au joug de la performance. La marche ouvre un temps de rupture à condition de se méfier du culte du dépassement de soi et du goût de l’exploit, ces valeurs utilitaristes enclines à augmenter notre efficacité en faveur du système.
Au contraire, la flânerie dans l’espace urbain s’apparente à un acte poétique lorsqu’elle mène à la rencontre des recoins marginaux d’une ville. Les surréalistes ont par ailleurs exercé à titre d’expérience ce genre de déambulations afin d’y croiser au hasard la beauté. Dans les années 1950, Guy Debord et les situationnistes ont encouragé la pratique de la “dérive” en renonçant aux raisons communes de se déplacer. En se laissant aller aux sollicitations des lieux traversés, le marcheur finit par se détacher de l’utilité pour le travail ou le loisir, et passe à travers la société de consommation. La meilleure raison de marcher serait ainsi le plaisir, et la marche devient le but de la marche, bouclant ainsi un cercle vertueux. Or, si la marche ne dépend plus de rien, elle devient une expérience libératrice. Comme pour Aristote, pour qui la philosophie repose exclusivement sur le plaisir de connaître, la marche peut demeurer une activité désintéressée car “elle est à elle-même sa propre fin”. Si la marche n’a plus pour raison d’être un exercice physique en vue d’améliorer notre santé, le simple fait de marcher pour marcher constitue un plaisir pur et intime, une expérience libératrice ultime à la portée de tous.
Je peux faire un pas de plus en disant que la marche libère aussi de cet ego encombré par toutes ses pensées, à savoir ce “poids de laine que l’esclave devait filer par jour”, selon l’étymologie latine de pensum.
Se perdre afin de mieux se retrouver
Le rythme intime de la marche, propice à la contemplation et à l’introspection, mène parfois au-delà de soi-même. Il est question de se perdre afin de mieux se trouver. La promenade devient en effet l’occasion pour chacun de s’effacer devant le paysage pour mieux saisir l’ordre et la beauté du monde sensible. L’attention portée au chemin réussit par-fois à éliminer le ronronnement des idées fixes et des soucis pour accéder au cœur du présent. La promenade est une invitation à faire le vide pour laisser de la place au monde extérieur, dans un décentrement apaisant. Quand la marche aboutit au simple plaisir de marcher, elle rend alors possible cette expérience rare de la joie où l’instant croise l’éternité. Plus rien ne manque au marcheur qui marche pour le plaisir de marcher. Pleinement satisfait du moment traversé, il fait l’épreuve du bonheur.
La destination importe peu quand seul compte le chemin effectué. Détaché du besoin d’aller quelque part, et sans même savoir où il va exactement, le marcheur vit ce moment intime et absolu où la rencontre avec le monde a lieu. N’est-ce pas une clé pour ouvrir la belle formule de Machado : “Il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant”. Marcher vers nulle part, c’est la promesse d’aller vers soi, sinon au-delà. Et puisque nous allons où nous voulons, la marche condamne à être libre, à l’instar de la sculpture de L’homme qui marche de Giacometti. Elle mène donc là où personne ne peut s’acheminer à notre place.
Gil ARROCENA / Mediabask 14/08/2023