"Le Tai Chi Chuan et le souci de soi".
Article parru dans MAG PHILO dossier - Sport : La revanche du corps.
De : Johann Michel, professeur de philosophie.
Les origines supposées du Taï Chi Chuan (s’écrit également Taijiquan), à mi-chemin de l’historique et du légendaire, ne sont pas toujours clairement délimitées. Cela tient au fait que cette pratique s’est transmise pendant très longtemps oralement et dans le cercle restreint de familles ou de clans chinois qui en gardaient jalousement le secret. La paternité du Taï Chi Chuan semble converger vers la figure de Chang San Feng, ermite du XIVe siècle, qui aurait opéré une première synthèse entre des arts martiaux déjà existants, des principes de la philosophie taoïste et des préceptes de la médecine chinoise traditionnelle. Des récits, souvent teintés de légendes, racontent que Chang San Feng aurait inventé cet art martial en observant le combat d’un oiseau et d’un serpent. Les mouvements souples, circulaires et ondulatoires du serpent eurent raison des coups vifs, directs et puissants de l’oiseau. « Le moine comprit alors que les mouvements circulaires et ininterrompus sont à préférer aux mouvements droits et saccadés. Il se rendit aussi compte que la souplesse et la flexibilité l’emportent sur la dureté et la force, ainsi que l’avait enseigné, bien des siècles auparavant, le philosophe Lao Tzu. Il appliqua ces principes aux arts martiaux, créant ainsi le Taï Chi Chuan. Cette pratique s’assimile-t-elle pour autant, d’une part, aux autres arts martiaux, et plus essentiellement, d’autre part, aux autres activités sportives (à supposer que l’on puisse regrouper les arts martiaux dans la catégorie « sport ») ? Quelle place occupe le corps dans cet art martial ? Le rapport au corps est-il le même que dans les autres activités sportives ?
Dans la famille des arts martiaux, le Taï Chi Chuan relève des arts martiaux chinois dits internes ou souples. Par opposition aux arts martiaux dits externes ou durs (comme le Kung Fu), en dépit de racines communes, le Taï Chi Chuan utilise, plutôt que la force musculaire brute, la fluidité du corps, des mouvements ondulatoires, des techniques de respiration. Dans les deux types d’arts martiaux, il est bien question de préparation au combat ou à l’autodéfense. À cet égard, l’image parfois véhiculée en Occident qui réduit le Taï Chi à une gymnastique de santé pour troisième âge faite de mouvements lents, frôle la caricature. L’apprentissage de cet art est complexe et demande un entraînement régulier. C’est pourquoi les gestes devront être répétés d’abord très lentement afin d’en comprendre la subtilité. Après quelques années d’apprentissage, les gestes pourront être accélérés (libération de l’énergie ou pratique du fajing) : le Taï Chi devient alors aussi redoutable et spectaculaire que le Kung Fu ; les grands maîtres peuvent repousser plusieurs adversaires en même temps d’un geste pratiquement invisible pour le profane.
S’interroger sur le caractère sportif ou non du Taï Chi relève d’une véritable gageure. En premier lieu, les meilleurs spécialistes du phénomène sportif, les philosophes, les historiens, les sociologues ne cessent de buter sur la difficulté de définir la nature de cette activité. En second lieu, le développement et l’institutionnalisation des pratiques sportives ont connu des mutations majeures, depuis la dimension rituelle du sport dans les sociétés archaïques jusqu’au système compétitif des sociétés modernes fondé sur la recherche de l’efficacité. En troisième lieu, on peut se demander si le phénomène sportif, dans sa genèse, est un phénomène propre à la culture occidentale qui a fini par s’imposer au monde entier ou s’il existe anthropologiquement une sorte d’invariant transculturel et transhistorique que l’on pourrait assimiler à l’activité sportive.
De toutes les propriétés par lesquelles on tente de définir généralement la pratique sportive, l’idée d’une activité physique codifiée effectuée sans contrainte représente un tronc commun, une sorte d’eidos du phénomène sportif. Ainsi, comme l’ont montré Johann Huizinga et Roger Caillois, le sport relève de la sphère du jeu, étant entendu comme une activité « fictive », exécutée en dehors de la vie courante, une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité (on mesure déjà la difficulté d’une telle définition, ne serait-ce que si l’on prend en considération le sport dit professionnel). Concernant spécifiquement le Taï Chi, nul doute qu’il s’agit bien d’une activité physique, le travail du corps et l’effort physique étant au centre de cette pratique. Nul doute, par ailleurs, que le Taï Chi est codifié selon des techniques de corps strictes, complexes et rigoureuses qui nécessitent, comme on l’a vu, un apprentissage soutenu et laborieux, la pratique de la « forme » (suite harmonieuse et continue de mouvements), exécutée en solo ou en groupe, étant le fondement de tout travail ultérieur. Les mêmes mouvements peuvent être exécutés à deux partenaires pour mieux éprouver la dimension énergétique et martiale de la « forme ». Les pratiquants plus confirmés peuvent également utiliser des armes (épée, sabre, bâton...), considérées comme un prolongement artificiel du corps, dont le maniement contribue à gagner en maîtrise de soi.
Un sport hors compétition
Une autre propriété structurelle du sport concerne l’agôn, la compétition réglée. Historiquement, Caillois et Huizinga le soulignent, l’agôn procède de rituels tribaux qui permettent aux membres d’une même communauté de créer ou de renforcer leur sentiment d’appartenance (ainsi des jeux Olympiques par rapport aux tribus du Péloponnèse). Bien qu’émancipé d’un cadre culturel tribal et sacré, le sport moderne a conservé du sport antique le caractère réglé et pacifique de la compétition. En tant qu’art martial, le Taï Chi participe également de la structure de l’agôn (tout en préservant à maints égards certains rituels initiés par ses fondateurs) sur le mode du tournoi. Dans les faits, et tout particulièrement en Occident, la pratique du tournoi est plutôt rare et ne constitue en aucun cas la finalité par excellence du Taï Chi.
Sous cet aspect, le Taï Chi, avec d’autres arts martiaux internes apparentés ou d’autres arts du corps comme le yoga, revêt une indéniable singularité. On sait que « l’esprit » du sport moderne, parent du développement de la société industrielle, est caractérisé par la recherche de la performance physique, de l’obsession du mesurable et du quantifiable, de la quête du record. Si l’exigence d’un dépassement de soi et d’un effort physique est au cœur de la pratique du Taï Chi, jamais en revanche la recherche de la performance ou du record n’a constitué sa finalité. Il est certes possible de « mesurer » la maîtrise technique des mouvements et de la « forme », mais tout ce qui concerne la dimension énergétique peut difficilement être quantifié. Plus fondamentalement, c’est le statut et la place réservés au corps qui font du Taï Chi une activité physique somme toute singulière. Dans le sport compétitif moderne, le corps est souvent assimilé à un outil ou à une machine qui doit fournir la plus grande rentabilité selon finalement un processus de rationalité technicienne. À ce corps machine, au culte de « l’effort musculaire intensif » (pour reprendre la formule de Pierre de Coubertin) qui peut aboutir à des déséquilibres physiques, il faut opposer le corps fluide du Taï Chi dont l’effort doit consister dans le relâchement musculaire pour mieux faire circuler les « énergies internes » et atteindre des points d’équilibre. Au corps objet de productivité, le Taï Chi préfère le corps objet d’un soin éthique, thérapeutique, esthétique.
On rencontre indéniablement dans « l’esprit » du sport moderne et contemporain, du moins tel qu’il a été pensé par ses pionniers, une vertu éducative en tant qu’il permet la domestication des passions et de la violence et contribue ainsi à la pacification de la société civile et au progrès de l’humanité. S’il est question également dans le Taï Chi de maîtrise des affects, sa pratique vise plus fondamentalement la « recherche de la vie bonne ». En ce sens, le « souci de soi » correspond au mieux à la finalité du Taï Chi. À la différence des arts martiaux dits externes, orientés essentiellement vers le combat, le Taï Chi Chuan vise la recherche de l’équilibre et le bien-être intérieur (grâce à des techniques de concentration, de méditation, de relaxation, de respiration). Si le Taï Chi Chuan n’est ni un sport ni un art martial comme les autres, c’est qu’il s’agit plus fondamentalement d’un art de vie et d’un art du corps qui ne s’arrête pas une fois la séance avec les maîtres achevée. À cet égard, la pratique du Taï Chi Chuan ne relève pas stricto sensu de la catégorie du jeu que Roger Caillois spécifie, entre autres, comme une activité exécutée dans un espace-temps distinct de la vie courante. Or, le « bon » pratiquant de Taï Chi Chuan rééduque son corps, réapprend à marcher, à tenir sa tête et ses épaules, à respirer dans l’ensemble de ses activités quotidiennes. Le souci de son corps ne s’épuise pas dans la pratique de la « forme » et, a fortiori, dans la pratique du combat. Le corps est l’objet d’un soin constant.
On le comprend aisément lorsque l’on sait que le Taï Chi Chuan repose sur les principes de la médecine chinoise traditionnelle, travaille sur les mêmes méridiens et les mêmes zones énergétiques que l’acupuncture. Une pratique assidue du Taï Chi Chuan, selon certains spécialistes, est censée par exemple ralentir le vieillissement et est vivement recommandée pour les personnes souffrant de maladies respiratoires, cardio-vasculaires, cérébro-vasculaires, d’ostéoporose ou encore de sclérose en plaques. Certains adeptes souffrant d’anxiété et de dépression y trouvent une sorte de thérapie par le corps qui suit en un sens le mouvement inverse de la thérapie par la parole que l’on rencontre, par exemple, dans la psychanalyse. Alors que cette dernière part du psychisme et de la parole pour soigner certaines somatisations, le Taï Chi Chuan, en remédiant aux déséquilibres corporels, a des effets bénéfiques sur le mal-être psychique.
La dimension taoïste
Le Taï Chi Chuan renforce sa spécificité, par rapport aux autres sports, en raison de l’arrière-plan philosophique, principalement taoïste, qui gouverne sa pratique. Le « souci de soi » que l’on rencontre dans le Taï Chi Chuan n’a rien à voir avec une variante de « subjectivisme ». L’ontologie taoïste n’accorde aucun privilège au sujet humain qui se fond dans une dynamique de l’Être, régi par deux pôles opposés et complémentaires, en interaction : le yin (désigne à la fois le vide, la douceur, la passivité, le non-être...) et le yang (désigne à la fois, le plein, la dureté, l’activité, l’être...) s’attirent et se repoussent mutuellement et continuellement (tous les corps physiques sont yang au centre et yin à la périphérie). Les mouvements du Taï Chi Chuan obéissent strictement à cette ontologie fortement imprégnée de vitalisme. On aurait tort de penser que chacune des dimensions du Taï Chi Chuan représente autant de parties ou de séquences d’un tout. En fait, dans chaque tenue du corps, dans chaque mouvement, dans chaque enchaînement de mouvements, le pratiquant accomplit en même temps un exercice physique, un acte martial, une thérapeutique, une philosophie en acte et même une esthétique (l’exécution de la « forme » fait souvent penser à une sorte de chorégraphie).
Les techniques de soi, imprégnées de culture orientale, que l’on rencontre dans le Taï Chi Chuan, pourraient s’apparenter à certains égards à celles que Michel Foucault a repérées dans la culture hellénistique et romaine. Si l’on devait former un idéal type à partir de l’historicisation du souci de soi que propose Michel Foucault, la pratique du Taï Chi serait largement étrangère au type socratico-platonicien. Au moins pour deux raisons. D’une part, le souci de soi, tel qu’il ressort en particulier de son étude de l’Alcibiade de Platon, est réservé aux classes aristocratiques (destinées à prendre en charge les affaires de la cité) et se pose à un moment charnière de l’existence : celui du passage de l’adolescence à l’âge adulte. Or, le Taï Chi Chuan peut se pratiquer par tout un chacun (du moins depuis sa démocratisation), quel que soit son statut et à tout âge (c’est l’une des rares disciplines sportives où l’on peut gagner un tournoi à 70 ans). D’autre part, pour le type socratico-platonicien, le soi pour lequel on doit se soucier est l’âme, et la discipline par excellence qui s’en occupe est la philosophie ; le soin du corps est réservé à la médecine. D’où le privilège socratique accordé à la réflexivité, à la connaissance de soi-même. Si l'on peut parler de souci de soi du point de vue de l’inspiration taoïste du Taï Chi, l’âme n’a aucun privilège ; c’est plutôt le corps qui est l’objet par excellence de la préoccupation : les techniques de corps (respiration, relaxation, mouvements...) visent à faire le « vide » dans l’esprit, à se concentrer sur les énergies (le Chi), à sortir du cercle de la réflexivité. Au primat socratique de la connaissance de soi, le Taï Chi préfère le soin apporté au corps.
On trouverait sans aucun doute plus d’affinités entre l’arrière-plan philosophique du Taï Chi et les philosophies d’inspiration stoïcienne ou épicurienne (ce qui correspond selon Michel Foucault à « l’âge d’or » du souci de soi). En premier lieu, on rencontre un idéal de sagesse fondé sur l’harmonie avec la Nature, même si la caractérisation de celle-ci est dissemblable d’une ontologie à l’autre. Les taoïstes l’appellent Dao : il s’agit du principe premier, l’origine et l’essence de toute chose, le principe duquel tout vient et auquel tout va (on le traduit, mais d’aucuns estiment qu’il relève de l’ineffable, aussi bien par Voie, Vie, Loi, Ordre, Innommable). En second lieu, de même que chez les stoïciens et les épicuriens, les taoïstes et les pratiquants du Taï Chi n’accordent aucun privilège au passage à l’âge adulte et aux responsabilités pour s’occuper de soi-même. Enfin, pour chacune de ces éthiques, le corps est un objet de préoccupation au même titre que l’âme : c’est un des effets, note Michel Foucault à propos de l’épicurisme et du stoïcisme, « du rapprochement entre médecine et soin de soi : on va avoir affaire à toute une intrication psychique et corporelle qui va être le centre de ce souci. Ce rapprochement représente également l’une des propriétés constitutives du Taï Chi.
Au carrefour de la médecine chinoise, des arts martiaux, de la philosophie orientale, le Taï Chi Chuan ne peut être une activité sportive comme les autres. Il s’agit bien en un sens d’exercices physiques codifiés, mais ils se laissent englober dans un art total du corps où ne se joue pas la recherche d’une performance mais, plus fondamentalement, l’accomplissement de soi. L’enthousiasme pour cette pratique dans le monde occidental témoigne, sans aucun doute, d’une redécouverte voire d’une « revanche » du corps sur l’héritage socratico-chrétien ; certains détracteurs pourront y voir un symptôme du narcissisme postmoderne à « l’ère de l’individu » dans lequel le corps devient l’objet d’un véritable culte. Il n’en est rien cependant du côté de la culture orientale qui n’a jamais connu, dans son héritage philosophique ou religieux, une telle méprise, tant le corps a toujours été au centre des préoccupations éthiques et esthétiques, sans être pour autant idolâtré. Le Taï Chi Chuan révèle en ce sens une modalité singulière de subjectivation sans subjectivisme – irréductible à une herméneutique de soi, pour laquelle la réflexivité conserve une primauté – où il s’agit de faire corps avec soi-même.